Azimut et bifurcation de l'esprit

mardi 27 avril 2010



J’avais une job à faire. J’avais une direction à suivre. Trois cent cinquante-neuf degrés, trente-sept minutes, dans une forêt honnête de bois franc sans équivoque (fait changement de la vie sociale humaine). Vieille clôture à trouver sur une terre au relief des plus typiques du bouclier canadien : un paysage très accidenté où les longues pentes abruptes qui nous tordent les mollets comme de la tire de la Sainte-Catherine font la loi sur le promeneur. Poteaux de cèdre pourris depuis tellement d’années que certains érables ont bouffé tout rond le barbelé qui, à l’époque les gardait réunis, vestige ancestral d’une territorialité naturelle, mathématisée en angles droit sur un territoire que seuls les chasseurs, les bûcherons et les arpenteurs fréquentent.

Neuf heures, soleil déjà chaud pour le mois d’avril, je m’engage dans cette quête à la fois inutile et intrigante avec la lassitude de l’avoir déjà fait une centaine de fois. À partir du fossé, 359°, 37 ', je vois encore des chalets, quelques carcasses de voitures, du ruban orange sur une branche et un petit sentier. J’avance, jalon et GPS à la main et, une centaine de mètres plus loin, je suis seul. Plus d’humain ni de sa trace, plus de sente, plus de face, juste cette futaie imperturbable et vivante qui me fait prendre conscience du fait que je ne suis pas seul mais bien seul de ma race. « Mais quelle prétention, petit homme, que de croire en sa propre suprématie, ne vois-tu pas que nous ne faisons qu’un? ». Ça y ait, j’entends des voix, ces mêmes voix qui sont celles des grands sages errant paresseusement dans ma conscience depuis des années (ou bien est-ce les arbres?).

359 °, 37 ', quelques poteaux gisant sur le sol, abattus par le temps. Ils semblent porter en eux quarante ans de vie sauvage, quatre décennies d’évolution naturelle parfaitement imparfaite. Je suis un étranger avec mes instruments de haute-technologie. Ils me semblent ridicules tout comme moi, mes pensées et ma raison. Je progresse en droite ligne et croise un ruisseau, petit, candide. En perpétuel changement, il reste le même et m’envoie des clins d’éclats de soleil qui laissent deviner sa volonté passive de retrouver une connivence perdue mais moi, pauvre idiot égaré dans la rigueur de mon travail, je ne comprend rien. La droiture de ma randonné m’éloigne de lui (comme si je n’en étais pas assez loin!) et bientôt, je n’entends plus son existence aqueuse flirter avec celle, immobile et minérale, des cailloux qui ornent le fond de son lit.

359 °, 37 ', quelques résineux isolés, dominés par les grands chênes et les érables. Le sol devient mou et gorgé d’eau et j’entends la succion de mes bottes qui s’en arrachent lourdement à chaque pas. Un pic martèle avidement le tronc rigide d’un arbre. Un être vivant et mouvant, frénétique, flamboyant, punk et voleur. Il me scande une crise orgueilleuse qui fait spasmodiquement sursauter le coin de mes lèvres. Je réalise la communication subtile, cette relation tangible que nous, humains refusons d’admettre à cause d’une puéril et vétuste fierté. Je prends conscience de l’illusion du sentiment d’être séparé du reste, d’avoir la nature à nos pied, l’erreur de la prendre pour acquise alors que nous ne sommes que des passagers sur cet immense vaisseau qui ne dépend nullement de nous pour exister. Délicatement, je me fonds, je m’efface, je m’oublie, je souris. Paradoxalement, je me souviens, je me retrouve, je respire la brise réconfortante de cette liberté nouvelle, je suis en sécurité, maintenant et à jamais, je suis chez moi.

359 °, 37 ', je m’arrête un instant pour examiner l’imposant fût d’un chêne qui vit exactement sur ma trajectoire. Je contemple ses blessures, ses balafres où se trouvait des branches et qui maintenant prennent des formes d’yeux et de bouches horrifiés, surpris et figés dans le temps. « Est-ce qu’on encastre dans le bois dur l’âme des hommes présomptueux, l’âme éblouis des hommes leurrés par leurs propres esprits? Est-ce qu’un jour ce bois franc sera franc du mensonge des hommes, est-ce qu’un jour les hommes s’affranchiront du joug fascinant de leurs constructions mentales? ». (J’ignifuge mon égo d’extase fusionnelle et j’enflamme mon corps de rock phlogistique.)

359 °, 37 ', une cabane à sucre, une sente, des rubans, des traces d’homme. Je ne suis pas triste. Je me réjouis d’être plus, d’être plus qu’un humain, d’être de l’être comme ce chêne, ce pic, ce ruisseau, le soleil et le vent. Je n’ai plus de réflexions, plus de questions morales, plus de décisions à prendre, « est-ce qu’on met une trombone dans le haut de la page? Est-ce que j’ai fait une erreur? Est-ce que j’ai eu tort d’agir ainsi? Que dois-je faire? ». Je vis, je goûte, je sens, j’entends. Je baise la vie terrestre comme je baise ma blonde : parce que je l’aime. Je préfère faire l’amour à la vie que de me masturber devant l’absolu, froid et sans relief comme la page d’une revue pornographique. Ça y est, je flotte, je plane, j’erre en ligne droite sur l’azimut de mon évolution. Mais voilà que j’arrive au bout, je change de direction, je bifurque, perpendiculaire à mon nom, je reprends la route, le sentier que je redoute.

quatre-vingt-neuf degrés, trente-sept minutes…





2 commentaires:

Unknown a dit…

L'avantage d'expérimenter un tel état de conscience, sur le chemin du 359 degré, 37', c'est de pouvoir l'étendre au 360 degré de notre vie.

Anonyme a dit…

Il faut absolument que ce soit en musique celle-ci ....C'est profond pas rien qu'un peu et j'aimerais bien entendre le fond musicale qui en ressortirais.
Tout simplement ...Wow.

 

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